La grande distribution et la banlieue une histoire vouée à l'échec
L'Ilo a été inauguré à Epinay-sur-Seine le 27 novembre 2013. Il est une réalisation principale du maire Hervé Chevreau, qui a consacré des moyens financiers reçus tous azimuts (50 millions d'argent public !) pour aider à cette construction et à l'installation d'un hypermarché Auchan et de presque 40 enseignes dans des boutiques.
Mais ce maire a tort d'affirmer que c'est un "nouveau" centre commercial. Car si la construction est nouvelle, elle a été faite sur l'emplacement d'un ancien centre commercial, "Epicentre" que les Spinassiens ont connu jusqu'au milieu des années 2000.
Epicentre était un gouffre financier et commercial. Ce fut d'abord un Super M, l'enseigne de Monoprix sur le créneau de l’hypermarché. Le groupe Monoprix a ouvert à partir de 1968 des magasins Super M, principalement en banlieue parisienne (Bois d’Arcy, Malakoff). Ces magasins n'ont pas connu le succès et ces hypers ont ensuite fermé.
A Epinay le Super M d'Epicentre a fermé dans les années 90. Il a fallu trouver une nouvelle enseigne. C'est finalement Leclerc qui s'était installé au coeur d'Epinay mais encore une fois ce fut un échec et la fermeture quelques années plus tard. Maintenant donc c'est Auchan qui ouvre. Mais les défauts restent les mêmes : endroit peu accessible par l'automobile, parking cher, et insécurité dans les magasins et autour.
La question se pose donc :
Après deux échecs était il vraiment intelligent de tenter le même pari une 3e fois ?
En 1973 le groupe humoristique "Les Charlots" a fait une grande satyre de cette manie des villes de banlieue de faire des hypermarchés.Et quand on le revoit on ne peut pas ne pas penser à l'Ilo à Epinay. La ville a des problèmes : chômage ou petits boulots, logements mal construits et sans confort, transports catastrophiques et bondés, et des jeunes souvent désoeuvrés... mais malgré tout l'esprit d'entraide et le côté bon enfant qu'on trouve encore dans les quartiers !
Et donc, dans ce film, un supermarché "Euromarché" sort de terre pour satisfaire la populatione t surtout les appétits voraces de la grande distribution qui se développe alors (Epicentre date de cette époque). D'ailleurs le film a été tourné en banlieue parisienne et c'est le magasin d'Athis-Mons (Essonne) qui a servi de décor pour le film.
On y voit exactement les mêmes stratagèmes qu'à l'Ilo d'Epinay : ouverture en fanfare avec une ambiance festive artificielle et pleine de bruit (voir couverture de "Epinay tranxène" ci-dessous), promos tape à l'oeil, activités pseudo-ludiques qui infantilisent la clientèle...
Les conclusions du film restent valables, malgré l'image plus "hype" que veut se donner l'Ilo :
- la grande distribution en banlieue ne change pas la vie des gens, ne crée pas de valeur ajoutée et d'emploi
- elle tue le petit commerce (comme l'épicerie tenue par Michel Galabru dans le film et qui est un vrai lieu de rencontre et d'entraide)
- elle prend les clients et habitants de banlieue populaire pour des purs consommateurs
- elle n'a qu'un but : faire dépenser l'argent des gens, TOUT leur argent... même s'ils n'en ont pas beaucoup !
L'hypermarché et l'hypermarchandise (Jean Baudrillard)
Jean Baudrillard était un pionnier de la pensée de l'écologie sociale et il fut l'un des premiers à décrire la perversité de la grande distribution et de l'hypermarché. Voilà un extrait de L'effet Beaubourg en 1978.
A trente kilomètres à la ronde, les flèches vous aiguillent vers ces grands centres de triage que sont les hypermarchés, vers cet hyperespace de la marchandise où s'élabore à bien des égards une socialité nouvelle. Il faut voir comment il centralise et redistribue toute une région et une population, comment il concentre et rationalise des horaires, des parcours, des pratiques - créant un immense mouvement de va-et-vient tout à fait fait semblable à celui des commuters de banlieue, absorbés et rejetés à heures fixes par leur lieu de travail.
Profondément, c'est une autre sorte de travail qu'il s'agit ici, d'un travail d'acculturation, de confrontation, d'examen, de code et de verdict social : les gens viennent trouver là et sélectionner des objets-réponses à toutes les questions qu'ils peuvent se poser ; ou plutôt ils viennent eux-mêmes en réponse à la question fonctionnelle et dirigée que constituent les objets. Les objets ne sont plus des marchandises ; ils ne sont même plus exactement des signes dont on déchiffrerait et dont on s'approprierait le sens et le message, ce sont des tests, ce sont eux qui nous interrogent, et nous sommes sommés de leur répondre, et la réponse est incluse dans la question. Ainsi fonctionnent semblablement tous les messages des médias : ni information, ni communication, mais référendum, test perpétuel, réponse circulaire, vérification du code.
Il faut que la masse des consommateurs soit homogène à la masse des produits (comme il faut, dans le système universel des test, que la réponse ne soit qu'un écho signalétique de la question). La confrontation et la fusion (la confusion) de ces deux masses qui s'opèrent dans l'hypermarché font de celui-ci quelque chose de très différent non seulement des marchés traditionnels, mais encore des supermarchés, qui ne sont que des épiceries à grande échelle. Ici apparaît la masse critique au-delà de laquelle la marchandise devient hypermarchandise, qui n'est plus liée à des besoins distincts et à leur satisfaction, à des signes encore distincts de statut et de prestige, mais qui constitue une sorte d'univers signalétique total, ou de circuit intégré, qu'une impulsion parcourt et maintient de part en part, transit incessant des choix, des sélections, des marques, de la publicité. Ici, tous les produits n'ont d'autre objectif que de vous maintenir en état de masse intégrée, de flux transistorisé, de molécule aimantée. C'est cela qu'on vient apprendre ici ; c'est l'hyperréalité de la marchandise.
Pas de relief, de perspective, de ligne de fuite où le regard risquerait de se perdre, mais un écran total où les panneaux publicitaires et les produits eux-mêmes dans leur exposition ininterrompue jouent comme des signes équivalents et successifs. Il y a des employés uniquement occupés à refaire le devant de la scène, l'étalage en surface, là où le prélèvement des consommateurs a pu créer quelque trou. Le self-service ajoute encore à cette absence de profondeur : un même espace homogène, sans médiation, réunit les hommes et les choses, celui de la manipulation directe. Mais qui manipule l'autre ?
Même la répression s'intègre comme signe dans cet univers de simulation. La répression devenue dissuasion n'est qu'un signe de plus dans l'univers de persuasion. Les circuits de télévision antivol font eux-mêmes partie du décor de simulacres. Une surveillance parfaite sur tous les points exigerait un dispositif de contrôle plus lourd et plus sophistiqué que le magasin lui-même. Ce ne serait pas rentable. C'est donc une allusion à la répression, un « faire-signe » de cet ordre, qui est mis là en place ; ce signe alors peut coexister avec tous les autres, et même avec l'impératif inverse, par exemple celui qu'expriment d'immenses panneaux vous invitant à vous détendre et à choisir en toute sérénité. Ces panneaux, en fait, vous guettent et vous surveillent aussi bien, ou aussi peu, que la télévision « policière ». Celle-ci vous regarde, vous vous y regardez, mêlé aux autres, c'est le miroir sans tain de l'activité consommatrice, jeu de dédoublement et de redoublement qui referme ce monde sur lui-même.
L'hypermarché est inséparable des autoroutes qui l'étoilent et l'alimentent, des parkings avec leurs nappes d'automobiles, du terminal de l'ordinateur – plus loin encore, en cercles concentriques -, de la ville entière comme écran fonctionnel total des activités. L'hypermarché ressemble à une grande usine de montage, à cecié près que, au lieu d'être liés à la chaîne de travail par une contrainte rationnelle continue, les agents (ou les patients), mobiles et décentrés, donnent l'impression de passer d'un point à l'autre de la chaîne selon des circuits aléatoires. Les horaires, la sélection, l'achat sont aléatoires, eux aussi, à la différence des pratiques de travail. Mais il s'agit bien quand même d'une chaîne, d'une discipline programmatqiue, dont les interdits se sont effacés derrière un glacis de tolérance, de facilité et d'hyperréalité. L'hypermarché est déjà, au-delà de l'usine et des institutions traditionnelles du capital, le modèle de toute forme future de socialisation contrôlée : retotalisation en un espace-temps homogène de toutes les fonctions dispersées du corps et de la vie sociale (travail, loisir, nourriture, hygiène, transports, médias, culture) ; retranscription de tous les flux contradictoires en termes de circuits intégrés ; espace-temps de toute une simulation opérationnelle de la vie sociale, de toute une structure d'habitat et de trafic.
Modèle d'anticipation dirigée, l'hypermarché (aux USA surtout) préexiste à l'agglomération : c'est lui qui donne lieu à l'agglomération, alors que le marché traditionnel était au coeur d'une cité, lieu où la ville et la campagne venaient frayer ensemble. L'hypermarché est l'expression de tout un mode de vie où ont disparu non seulement la campagne mais la ville aussi pour laisser place à l'« agglomération » - zoning urbain fonctionnel entièrement signalisé, dont il est l'équivalent, le micromodèle sur le plan de la consommation. Mais son rôle dépasse de loin la consommation », et les objets n'y ont plus de réalité spécifique : ce qui prime, c'est leur agencement sériel, circulaire, spectaculaire, futur modèle des rapports sociaux.
La « forme » hypermarché peut ainsi aider à comprendre ce qu'il en est de la fin de la modernité. Les grandes villes ont vu naître, en un siècle environ (1850-1950), une génération de grands magasins « modernes » (beaucoup portaient ce nom sous une façon ou une autre), mais cette modernisation fondamentale, liée à celle des transports, n'a pas bouleversé la structure urbaine. Les villes sont restées des villes, tandis que les villes nouvelles sont satellisées par l'hypermarché ou le shopping center, desservis par un réseau programmé de transit, et cessent d'être des villes pour devenir des agglomérations. Une nouvelle morphogénèse est apparue, qui relève du type cybernétique (c'est-à-dire reproduisant au niveau du territoire, de l'habitat, du transit les scénarios de commandement moléculaire qui sont ceux du code génétique), et dont la forme est nucléaire et satellitique. L'hypermarché comme noyau. La ville, même moderne, ne l'absorbe plus. C'est lui qui établit une orbite sur laquelle se meut l'agglomération. Il sert d'implant aux nouveaux agrégats, comme font parfois aussi l'université ou encore l'usine – non plus l'usine du 19e siècle ni l'usine décentralisée qui, sans briser l'orbite de la ville, s'installe en banlieue, mais l'usine de montage, automatisée, à commandement électronique, c'est-à-dire correspondant à une fonction et à un procès du travail totalement déterritorialisés. Avec cette nouvelle usine, comme avec l'hypermarché ou l'université nouvelle, on n'a plus affaire à des fonctions (commerce, travail, savoir, loisir) qui s'autonomisent et se déplacent (ce qui caractérise encore le déploiement "moderne" de la ville) mais à un modèle de désintégration des fonctions, d'indétermination des fonctions et de désintégration de la ville elle-même, qui est transplanté hors ville et traité comme modèle hyperréel, comme noyau d'une agglomération de synthèse qui n'a plus rien à voir avec la ville. Satellites négatifs de la ville, qui traduisent la fin de la ville, même de la ville moderne, comme espace indéterminé, qualitatif, comme synthèse originale d'une société.
Un modèle des années 70
On voit particulièrement à L'Ilo la réalisation de cette "philosophie" de l'hypermarché que décrivait Baudrillard : ceux qui l'ont construit et conçu ont même poussé à bout la logique de l'hypermarché puisqu'ils ont encore réinstallé cet hyper en plein coeur de la ville. Ils ont prétendu que ce centre commercial allait tenir le rôle du centre ville d'Epinay.Ainsi on voit effecitvement que le centre commercial n'a que 3 accès mais que beaucoup de personnes les prennent juste pour traverser et aller de De Lattre à rue de Paris, pour "couper". Le centre commercial remplace l'épicerie, remplace même la ville elle même et selon ses créateurs la ville et le centre commercial se mélangent totalement. On voit même que les boutiques sur la rue de Paris restent vide, car les passages piétons sont maintenant rares dans cette rue mal éclairée et pas très sûre, par rapport à l'allée principale de l'Ilo.
A coté de ça les habitants sentent bien qu'Epinay n'est pas une ville "normale". Il n'y a pas vraiment de lieu où se promener, ou faire des rencontres, peu de cafés, de petits commerces, de parcs vraiment agréables et qui ne soient pas entourés d'immeubles.
C'est parce qu'Epinay n'est pas une ville : c'est juste une extension qui permet à la clientèle de l'hypermarché de vivre tout autour et d'y venir tous les jours et même plusieurs fois par jour. Citons Baudrillard : "L'hypermarché comme noyau. La ville, même moderne, ne l'absorbe plus. C'est lui qui établit une orbite sur laquelle se meut l'agglomération."
L'autre aspect de l'Ilo c'est le choix par Auchan du "hard discount". C'est aussi ce que Baudrillard décrit comme parcours fléché du client, avec ses grands panneaux fluos oranges, jaunes, et ses étalages énormes de produits identiques sur parfois presque un mètre de largeur.
L'objectif est clair : avec des clients de plus en plus modestes, les enseignes hard discount comme Wal Mart aux USA ont l'objectif de faire quand même dépenser beaucoup d'argent, et même beaucoup plus que les clients ont besoin de dépenser ! La "walmartisation" transforme les habitudes des consommateurs pour finir par les rendre dépendants de l'hypermarché hard discount.
On trouve ainsi à l'Ilo des produits de très basse qualité mais à des prix qu'on ne peut trouver nulle part ailleurs. Le client finit par s'habituer à ces prix et à ne plus acheter ailleurs, même s'il achète ses oeufs par 15 et ses poulets par 3 alors qu'il n'a besoin que de 6 oeufs et d'1 poulet, parce que 15 oeufs chez Auchan l'Ilo coûtent moins cher que 6 et 3 poulets que 1.
C'est donc aussi une hérésie sociale et écologique car :
- le client est obligé de venir en voiture, doit consacrer un budget plus important à ses déplacements et dépense presque tout son argent disponible dans ses "courses"
- on incite le client à privilégier la quantité à la qualité, avec des produits mauvais mais on laisse penser qu'il vaut mieux "plus" que "meilleur"
- on favorise les problèmes d'obésité qui ont explosé aux USA en grande partie à cause de la walmartisation
- et in fine le tout n'a pas d'autre objectif que d'augmenter les profits d'Auchan et de la grande distribution, rappelons le !
La monstruosité urbanistique et architecturale de l'Ilo
Enfin, mais ça rejoint la réflexion de Baudrillard, l'architecture de l'Ilo montre bien les préjugés de sa conception et la façon dont les architectes considèrent la population d'Epinay. Les architectes prétendent que l'Ilo s'inspirent du parc Güell de Barcelone, mais rien ne ressemble moins à un parc que le centre commercial l'Ilo. En fait, si l'on regarde d'autres centres commerciaux récents (Aéroville, Beaugrenelle) on voit que l'Ilo fait tout le contraire : les nouveaux centres commerciaux essaient souvent d'avoir une ambiance calme, un peu luxueuse, et donner aux gens une impression de confort.
Là c'est l'inverse : l'ambiance est bruyante, des couleurs fluos partout, du mouvement dans tous les sens, la cohue, les passages de jeunes et de familles dans la galerie. Même les escalators ont été faits pour qu'on soit obligé de monter à l'étage et qu'il soit compliqué de descendre et de sortir. Avec seulement 3 portes de sortie, en plus, et aucune boutique qui ouvre à la fois sur la galerie et sur la rue, on a à l'Ilo l'impression d'être vraiment enfermé, "séparé" de la ville, comme si toute la ville y entre mais qu'il est difficile d'en sortir. Le résultat c'est une ambiance anxiogène, aggravée par un bruit permanent de foule qui résonne encore pire que dans les plus mauvaises gares.
Conclusion
L'Ilo est donc :
- la réalisation en 2013 d'un projet des années 70
- un hypermarché voué à l'échec comme ses prédécesseurs
- une catastrophe sociale et écologique par le modèle hard discount hérité de Walmart
- un monstre urbanistique conçu comme le noyau de la ville et qui en même temps se présente comme un blockhaus qui enferme le client et crée l'angoisse.